Communiqué Paris/Nicosie (4 décembre 2009)

La Maison d’Europe et d’Orient (MEO) a récemment organisé les manifestations « Dans le mur » et « Journées turques à Paris », au cours desquelles elle a programmé deux représentations par le Théâtre municipal de Nicosie (TMN), ainsi qu’une rencontre avec l’équipe artistique de ce théâtre. La République Turque de Chypre du Nord (RTCN) ayant financé les voyages et les séjours de cette équipe, la MEO l’a mentionné, comme c’est l’usage, sur sa promotion.

A cette annonce, l’Ambassade de la République de Chypre en France (ARCF) a fait part de sa désapprobation et formulé deux requêtes. La MEO a ensuite reçu d’autres messages, anonymes pour un grand nombre, qu’il faut qualifier de nationalistes, et qui contenaient des propos chargés d’approximations et d’amalgames douteux. La MEO a donc estimé nécessaire de préciser publiquement certains points.

La MEO tient tout d’abord à saluer tous ceux, Français, Grecs, Turcs, Chypriotes et bien d’autres qui sont venus en grand nombre voir le spectacle et rencontrer les artistes. Ceux-là seulement, qui n’étaient pas tous convaincus a priori, ont pu constater combien le « message » contenu dans l’œuvre du TMN était universel et pacifique.

Ensuite, et c’est la chose la plus importante, contrairement à ce qu’affirment les nationalistes, la MEO ne vise en aucun cas à minimiser de quelque façon que ce soit la douleur de tout ceux qui ont dû endurer les évènements chypriotes dans leur chair. Bien au contraire, la MEO souhaite que la justice et la mémoire soient honorées à Chypre comme partout dans le monde. Cela peut sembler une évidence pour tous ceux qui connaissent la MEO, mais il semble qu’il faille insister sur ce point auprès de certains autres.

La première requête qui nous a été formulée par l’ARCF demandait de « retirer ce spectacle du programme des deux manifestations ». Notre réponse a bien entendu été un refus clair et net.

Tout d’abord sur le principe ; la MEO ne pense pas que la censure d’artistes puisse faire avancer quoi que ce soit de positif. Nous pensons que seul le dialogue, et non la prohibition, peut y contribuer. Il n’appartient pas aux artistes de se taire là où les politiques ont échoué. Rien ni personne ne pourra réduire notre détermination à ce que des artistes, quelles que soient leurs origines et leur confession, puissent exercer leur art dans notre établissement.

Ensuite, dans le cas présent, il convient de savoir qui sont précisément ces artistes. Tout comme la MEO est un établissement indépendant, et non une institution, le TMN est un établissement municipal, et non national. Il a été le premier théâtre chypriote turc à travailler avec un théâtre chypriote grec depuis la division de l’île. Il continue régulièrement cette collaboration, sauf lorsque les nationalistes font pression sur les autorités de la République de Chypre pour empêcher les artistes chypriotes grecs de participer à des projets communs. Il est le théâtre chypriote turc le plus important pour tous les Chypriotes turcs. Enfin, les artistes de ce théâtre ont même été distingués par la République de Chypre lors de la dernière journée mondiale du théâtre de l’UNESCO. Une de leurs plus fameuses créations en République de Chypre ? La Paix, d’Aristophane.

La MEO aurait pu inviter une troupe chypriote grecque, ou une troupe mixte, tout aussi bien qu’elle a invité le TMN. Elle l’a fait selon le hasard de ses rencontres, selon ses moyens économiques, et en raison justement de la proximité entre la Saison de la Turquie en France et le 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin. La MEO estime que le rôle des artistes du théâtre consiste notamment à interroger les citoyens spectateurs. La MEO estime que la parole des artistes en marge est plus rare et que c’est un point supplémentaire pour les faire entendre. Ces représentations du TMN ont été les premières en France, et nous sommes fiers et heureux que cet évènement se soit déroulé à la MEO.

A l’origine, il était d’ailleurs également question d’une représentation du Théâtre Ashtar de Ramallah, sur le même thème du mur, mais un théâtre à Tunis a fait une meilleure proposition. A l’origine il était aussi question d’un projet collectif international, comme celui des « Petits / Petits » en 2001, qui avait emmené 50 artistes de 25 nationalités différentes à travers toute l’Europe orientale. Ce nouveau projet aurait relié nombre de villes divisées telles que Mostar ou Skopje, et bien entendu Nicosie. Il était d’ailleurs convenu avec chacun des théâtres qu’ils devaient s’efforcer de travailler en collaboration avec des artistes de la communauté d’en face.

La deuxième requête concernait la mention de la RTCN. L’ARCF considérait que du fait de cette seule mention, et du fait de la non-reconnaissance de la RTCN par la communauté internationale, nous cautionnions sa politique, ainsi que celle de la Turquie, la seule à la reconnaître.

La MEO, depuis sa création, a notablement œuvré pour le dialogue entre les peuples. La qualité et la quantité des personnes et des institutions qui lui ont accordé leur soutien est suffisamment éloquente. Rappelons que la MEO a été labellisée pour l’Année européenne du dialogue interculturel. Un simple regard sur sa programmation rend ridicule tout discours selon lequel nous aurions quelque mauvaise intention que ce soit, à l’égard de qui que ce soit. Sauf, bien sûr, à l’égard des nationalistes, qui utilisent les mêmes procédés que ceux qu’ils prétendent combattre, et qui présentent l’image la plus pitoyable de la cause qu’ils entendent défendre. On le sait bien, si le patriotisme est l’amour des siens, le nationalisme est la haine de l’autre.

La MEO pourrait être flattée de l’importance que lui accordent certaines institutions et personnalités grecques et chypriotes. En effet, ce n’est pas la première fois que nous travaillons avec des représentants officiels de Tchétchénie, du Kosovo, du Turkestan oriental et d’autres, et jamais à ce jour nous n’avons reçu de protestations de la Russie, de la Serbie, de la Chine et d’autres. On se souvient par exemple, à l’occasion de l’indépendance du Kosovo, d’une rencontre à la MEO lors de laquelle un ancien officier de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), directeur de théâtre, devenu depuis conseiller du Premier ministre, et des Serbes kosovars et parisiens, avaient dialogué avec une grande dignité.

Rappelons que notre manifestation « Dans le mur » était organisée en partenariat avec l’Assemblée Européenne des Citoyens (AEC), branche française du réseau international pour la paix et les droits de l’homme Helsinki Citizens’ Assembly, qui compte parmi ses fondateurs un ancien président tchèque très connu et un premier ministre grec bien connu aussi. L’AEC nous a d’ailleurs renouvelé son soutien devant les évènements. Que lors de cette manifestation, sont intervenus des représentants de la Fédération internationale des Droits de l’Homme, du Parlement européen, et de nombreuses universités et organisations de la société civile. Que des représentants du Syndicat national des arts vivants et de la Fédération des associations culturelles européennes en Ile-de-France sont venus nous témoigner leur soutien. Que la manifestation était labellisée par la représentation en France de la Commission européenne pour l’opération « 1989/2009 – l’Europe libre et unie ». Tout le monde (suivant les dates et modes de relations) n’a pas forcément eu toute l’information absolument complète, mais tout le monde a reçu le programme définitif il y a déjà un bon moment et nous n’avons reçu que des compliments sur la proposition. Aucune institution française ni internationale n’a formulé de critique à ce jour.

Il est vrai par contre que certains nationalistes s’acharnent, particulièrement sur internet et dès qu’il est question des voisins de leur pays d’origine, à faire la part belle aux discours les plus détestables, et les moins propices à un règlement pacifique des situations concernées. La MEO avait ainsi déjà pu découvrir, sur la question de la Macédoine, que ce pays n’existait pas, pas plus que ses ressortissants, et encore moins sa langue… Sur un certain site internet, à la rubrique « humour », on a même droit à une blague d’un goût incomparable : A partir d’une photo d’un groupe d’Asiatiques, le jeu consiste à répondre aux questions suivantes : « Quel étudiant a l’air fatigué ? Qui sont les 2 jumeaux ? Qui sont les 2 jumelles ? Combien y a-t-il de filles sur la photo ? Qui est le prof ? »…

Tout cela est très loin de la position de la plupart des Chypriotes, grecs et turcs, que nous rencontrons régulièrement, qui sont des gens charmants et qui souhaitent dans leur immense majorité le règlement pacifique du conflit et la réunification de l’île. Nous partageons avec eux un idéal pour une île de Chypre régie par des valeurs d’harmonie, de démocratie et d’humanisme. Nous partageons avec la majorité des Européens, particulièrement en ces jours de célébration du 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, le refus que la frontière à l’est de l’Union Européenne se termine par un mur de la honte. Il y a quelques jours à peine, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies à Chypre relatait combien les dirigeants chypriotes grec et turc, qui sont des amis de longue date, tenaient des « discussions bonnes et amicales ».

Vendredi 13 novembre 2009, les nationalistes précités ont fait irruption dans le bureau de la Maire de notre arrondissement, puis ont distribué un tract mensonger, faisant écho de propos qui, selon nos sources, n’ont pas été tenus. Puis ils ont rejoint la manifestation massive à laquelle ils avaient appelé afin d’empêcher la représentation, et distribué d’autres tracts invoquant haut et fort le respect du droit international et des résolutions de l’ONU concernant Chypre. Cinq personnes étaient finalement présentes.

Les représentants de la MEO leur ont répondu que celle-ci était favorable au respect de TOUTES les résolutions de l’ONU. Un représentant du Sénat et une juriste spécialiste du droit international leur ont expliqué que les résolutions de l’ONU ne prévalaient pas sur le droit français. La police nationale leur a notifié que leur manifestation, n’ayant pas reçu d’autorisation préfectorale, était illégale, et que leur distribution de tracts était également illégale, ceux-ci ne portant pas un certain nombre de mentions obligatoires.

Parmi ces nationalistes une artiste parisienne, originaire d’Athènes, déjà connue de nos services. Nous invitons les personnes en relation avec elle à simplement consulter son propre site internet. Ils y découvriront combien elle est incomprise de nombre de professionnels du théâtre en France, comme en République de Chypre. Elle a passé une bonne partie de la soirée à interroger les passants en leur demandant : « Vous êtes turc ? » Récemment encore elle diffusait son appel à la vengeance sur un autre site internet, entre un article intitulé « Passe derrière moi, Satan » et un autre commençant par « J’aime les fous de Dieu »…

Dans cet attroupement, se trouvaient également deux Chypriotes grecques sincères et sensibles, avec qui nous avons pu dialoguer pacifiquement. Elles désiraient rencontrer « leurs compatriotes ». Elles disaient ne connaître la plupart des autres manifestants que depuis le jour même et ignoraient presque tout de la situation réelle, y compris le fait qu’une rencontre publique au sujet de la situation à Chypre était justement organisée quelques jours plus tôt à la MEO.

Elles ont assisté au spectacle avec une grande dignité et ont apprécié de quoi il retournait donc très précisément. L’une d’entre elles nous a sollicité, à la fin de la représentation, afin de prendre la parole publiquement. Malgré la tension assez palpable dans la salle, dans laquelle se trouvaient notamment quelques diplomates concernés, j’ai pris le risque d’accepter. Elle nous a surtout fait part de sa douleur de voir son pays ainsi divisé et ses communautés ainsi séparées. Nous l’avons tous applaudie. La représentante du TMN lui a ensuite répondu, dans des termes comparables, ceux du désir de la réconciliation. Nous l’avons également tous applaudie. Quelques minutes plus tard, toutes ces personnes étaient dans les bras les unes des autres, et la soirée s’est prolongée autour du verre de l’amitié, en étreintes aussi chaleureuses qu’émouvantes.

Quelques heures plus tôt, j’avais eu une longue conversation avec un membre fondateur de la Communauté Chypriote de France. A la fin de cette conversation, nous avons échangé moult remerciements et mon interlocuteur s’est déclaré « fier et satisfait ». Je lui suis très reconnaissant d’avoir pris la peine de m’interroger et de m’écouter. Mais je n’en ai pas été totalement surpris. Un petit nombre des associations communautaires franciliennes sont effectivement contrôlées par des nationalistes. A la MEO se retrouvent un bon nombre des membres de ces mêmes diasporas, qui ne se reconnaissent pas dans des attitudes aussi « revanchardes », comme les nommait très récemment un ancien premier ministre français, très au fait de ces questions, sur la chaine Public Sénat.

Il faut savoir cependant reconnaître ses erreurs, et nous en avons fait au moins une. Nous avons effectivement sous-estimé combien l’évocation même de la question chypriote était une affaire extrêmement sensible, douloureuse. Probablement n’avons-nous pas communiqué d’une manière suffisamment claire pour que les personnes parmi les plus concernées comprennent sans équivoque nos intentions pacifiques. Nous faisons part de nos regrets à toutes les personnes sincères si par hasard nous les avons heurtées dans ce contexte. Nous tâcherons, en partenariat avec les personnes et les institutions soucieuses d’un dialogue constructif, d’organiser dès que possible de nouvelles rencontres à ce sujet.

Pour le reste, c’est le problème des relations entre les entreprises culturelles et les collectivités, entre l’artiste et le pouvoir qui est en question. La reconnaissance d’une collectivité pourrait-elle conditionner de manière exclusive toute relation avec elle ? Qui alors présentera et produira les artistes des collectivités non reconnues, de la RTCN, du Haut-Karabagh, de Transnistrie, d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud, etc, dans leur expression et leur mobilité ? Ca commence à en faire beaucoup. La question de reconnaître ou non tel ou tel Etat se pose à la République Française. Pour sa part, plus que jamais, la MEO doit continuer à jouer son rôle d’agitateur, à soutenir le travail d’artistes européens que l’on ne voit jamais ailleurs, et à attirer l’attention du public sur ces « espaces suspendus ». Dès à présent, la MEO décide donc d’entreprendre un cycle de projets et de rencontres autour de cette Europe que l’on ne reconnaît pas.

Disons encore un mot sur la Turquie, puisque c’est elle qui est systématiquement désignée comme coupable. Je pense, à titre personnel, que c’est une piètre stratégie de traiter avec autant d’arrogance un pays aussi important, sur bien des plans, que la Turquie. Toutes ces histoires sont bien complexes, et certes la Turquie a encore bien des progrès à faire, tout comme la France et beaucoup d’autres pays, sur bien des points. Mais je pense qu’il pourrait être plus judicieux d’encourager les efforts conséquents réalisés par la Turquie contemporaine, plutôt que de cautionner des discours stériles.

Pour dernier exemple encore, je dois dire que la République de Turquie a été la première à soutenir notre prochain projet de publication, nommée Un œil sur le bazar – anthologie des écritures théâtrales turques, dans laquelle on retrouvera des auteurs turcs de Turquie bien sûr, mais également arméniens, kurdes, chypriotes, macédoniens et français. Et soyez certains que le Théâtre national de Syldavie vous en lira de larges extraits.

Toutes ces questions nourriront, à n’en pas douter, le débat sur l’identité nationale que certains ont voulu relancer en France, par pure coïncidence, à quelques mois des élections régionales. A bientôt, donc.

Dominique Dolmieu.

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