Description
Chers amis,
vous connaissez les éditions l’Espace d’un instant, dédiées aux littératures d’Europe et d’Orient.
Comme vous le savez peut-être, notre économie est extrêmement précaire, et nous sommes confrontés, pour certaines publications, à la difficulté de trouver des financements dans des délais compatibles avec l’urgence ou l’actualité de certains projets, notamment en lien avec les prochains festival d’Avignon et Sens interdits à Lyon.
La maison a donc décidé de proposer différentes opérations de mécénat pour chacun de ces projets.
Il s’agit de trouver 10 mécènes par livre, pour participer à leur financement, chacun à hauteur de 100 €, dont 66% seront déductibles de leurs impôts : un coût final réel de 33 euros.
En échange, ces mécènes auront leur nom dans les dernières pages du livre, et recevront un exemplaire dédicacé par l’autrice, accompagné d’un rescrit fiscal.
Cette opération vous permet à la fois de soutenir nos projets et d’orienter votre contribution aux finances publiques vers les initiatives qui vous semblent pertinentes !
D’avance, merci à vous !
Lysistrata, mon amour, de Matéi Visniec
(Paris, 2022)
Préface de Béatrice Picon-Vallin
Lysistrata, d’Aristophane, comédie pétillante sur la guerre de Péloponnèse, a traversé les siècles avec un succès jamais démenti. Il y a plus de deux millénaires, cette courageuse athénienne proposait aux femmes de la Grèce de faire la grève du sexe pour obliger les hommes à ne plus s’entretuer. Lysistrata, mon amour projette cet épisode antique dans le tumulte des guerres contemporaines, mais aussi dans le contexte d’incitations multiples à la violence entre les sexes et entre les peuples. Voilà que les Européens, fascinés par l’industrie du divertissement, se souviennent, devant la tentative d’annexion de l’Ukraine par la Russie, que la liberté doit parfois être défendue les armes à la main. Matéi Visniec lance alors, avec l’humour et l’ironie qu’on lui connaît, une sorte de signal d’alarme à Lysistrata, qui n’ira pas non plus sans controverse.
Dramaturge face à la dictature, Matéi Visniec dénonce dans ses pièces la machine totalitaire, puis choisit l’exil en France en 1987. Ses pièces sont aujourd’hui jouées sur quatre continents, du Piccolo Teatro de Milan au Théâtre Maxime‑Gorky de Berlin, en passant par Avignon, Limoges, Paris, Téhéran et Hollywood. Une trentaine de ses pièces ont été éditées en français.
Extrait
PROLOGUE
Un masque de Dionysos accroché au-dessous de la scène.
Entre le chœur antique guidé par le coryphée. Les choreutes portent des casques typiques des guerriers grecs antiques.
Le chœur, murmurant — Il y a cinquante ans, nous, les Grecs, nous avons vaincu nos ennemis mortels, les Perses…
Le coryphée adopte le rôle du messager, soldat de Marathon : il descend parmi les spectateurs (éventuellement il en dérange quelques dizaines en passant parmi les rangs), fait en courant le tour de la salle (une ou deux fois), remonte en haletant sur la scène et s’écroule, épuisé, devant les choreutes en jetant à leurs pieds, comme un trophée, un casque de guerrier perse.
Le coryphée, avec ses dernières forces — Nenikekamen! (Aux spectateurs.) Nous sommes victorieux !
Le coryphée « meurt ».
Le chœur, d’une voix plus forte — Il y a cinquante ans, nous, les Grecs, sur la plaine de Marathon, nous avons vaincu l’insatiable et sanguinaire roi de Perse, Darius.
Nous, les Grecs, unis, nous avons montré que les Perses n’étaient pas invincibles.
Les dieux ont été de notre côté et nous ont éclairé les esprits avec leur sagesse.
Comme s’il voulait que le public s’imprègne un peu plus du message du soldat de Marathon, le coryphée se lève brusquement et refait le jeu précédent. Il fait encore une fois, en courant, le tour de la salle, dérange encore une fois quelques rangées de spectateurs, revient en haletant sur la scène et s’écroule à nouveau devant les choreutes en jetant à leurs pieds un deuxième casque de guerrier perse.
Le coryphée — Réjouissez-vous, on les a eus !
Le chœur — Avec la force du désespoir nos hoplites ont attaqué et ont rejeté les Perses dans la mer.
Nous avons coulé les navires de ceux qui voulaient nous transformer en esclaves. Nos phalanges ont stoppé ceux qui voulaient cracher sur la démocratie athénienne.
Pas une seule seconde nous n’avons pas eu peur de la mort lorsque nous avons frappé ceux qui voulaient violer nos épouses et nos filles.
Nous, les Grecs, sagement unis, nous avons vaincu aussi à Salamine et à Platée ceux qui voulaient vomir de la haine et du feu, du sang et du fiel sur nos foyers.
Le coryphée se lève encore une fois, se dirige vers les spectateurs comme s’il voulait répéter son « numéro », mais finalement il change d’avis (trop c’est trop !) et se contente de s’écrouler pour la troisième fois, héroïquement, devant le chœur antique tout en montrant du doigt les deux casques perses.
Le coryphée — Nous les avons vaincus définitivement !
Les choreutes commencent une danse rituelle. Le metteur en scène peut « colorer » musicalement cette scène avec des instruments de la Grèce antique (lyre, cithare, flûte de Pan, tambours etc.).
Le chœur — Remercions les dieux de l’Olympe pour nous avoir protégés !
Apportons des offrandes à Athéna, la déesse de la sagesse et de la stratégie militaire !
Honorons Dionysos, le dieu du vin et du théâtre !
Les choreutes déposent diverses offrandes sous le masque de Dionysos. Ils allument des bâtons d’encens.
Le rituel solennel se transforme graduellement en fête dionysiaque. La danse exécutée par les choreutes prend une connotation sexuelle. Avec autant de finesse que possible le chorégraphe doit suggérer une orgie collective.
Au moment où le déchaînement des choreutes atteint son paroxysme, le coryphée se lève, avance vers le devant de la scène, s’empare d’un microphone et reprend « le contrôle » du spectacle.
Le coryphée — Stop ! Tout ça s’est passé il y a cinquante ans… Mais aujourd’hui, les Grecs ont perdu la tête. On dirait que la raison s’est évaporée de leurs caboches. La ville d’Athènes a déclaré la guerre à la ville de Sparte, et Sparte a déclaré la guerre à Athènes. Les Grecs de l’Attique et les Grecs de la Thessalie se massacrent réciproquement…
Changement radical d’attitude ; les choreutes se répandent de la cendre sur la tête et se lancent dans une sorte de lamentation.
Le chœur — Quelle tragédie ! Quel désastre !
Les Grecs se battent contre les Grecs…
Le coryphée — Thèbes est en guerre contre Platée. Mégare et Locride s’entretuent. Les Grecs font couler du sang grec. Nos sublimes cités grecques, pleines de statues et de temples, joyaux de la beauté et de la poésie, berceaux de la philosophie et des mythes immortels, ont commencé à s’affronter sur terre et sur mer, se font assiéger les unes les autres et détruisent réciproquement leurs palais…
Le chœur — Quelle tragédie ! Quelle folie !
Les Grecs guerroient contre les Grecs…
Le coryphée — L’air que les Grecs respirent semble empoisonné. Les vents apportent une odeur de charogne. Au fur et à mesure que les jours passent les Grecs deviennent de plus en plus cruels et sauvages envers les Grecs. Tout le Péloponnèse est mis à feu et à sang…
Le chœur — Quelle tragédie ! Quel aveuglement !
Pourquoi, pourquoi les dieux se sont-ils détournés de nous ?
Implorons les dieux de nous sauver encore une fois…
Le chœur commence à nouveau une danse rituelle mais assez ambiguë (s’agit-il d’une orgie ou d’un sacrifice ?).
Le coryphée — Assez ! Arrêtez ! Nous allons rester dans l’histoire comme la honte de l’humanité… Déjà que nous nous battons entre nous… Et, en plus, toutes nos fêtes tournent à l’excès bachique et orgiaque, ça commence comme une célébration solennelle et finit en épicurisme et en phallophorie… À chaque dieu nous avons dédié une cérémonie, un pèlerinage, un rituel, un hommage… Et toutes les fêtes se terminent de la même façon même si elles commencent différemment… On dit beaucoup de mal de nous, en Thrace et en Asie Mineure… On nous traite de dépravés, d’obsédés, d’hédonistes…
(Au public.) Soyez les bienvenus à notre fête ! Comme vous pouvez le constater, les dieux ne nous ont pas donné assez de sagesse pour que nous puissions nous comprendre nous-même, ainsi que le monde… Mais pour nous aider à ne pas devenir complètement idiots ils nous ont donné le théâtre… Et ils nous ont envoyé les dramaturges, ils ont fait naître Eschyle, Euripide, Sophocle, Aristophane… Alors, voilà… ici devant vous, grâce à notre talent d’acteurs qui vient toujours des dieux, nous allons vous raconter comment une jeune femme a quand même réussi à sauver la civilisation grecque.
(Au chœur.) Lysistrata, tu es prête ?
Lysistrata — Oui !